Du modèle social à l’enfer salarial...

Publié le par NPA 06 Ouest

En France, le système social allemand est souvent paré de toutes les vertus. Mais la présentation qui en est faite escamote les aspects les plus néfastes, qui ont précarisé les conditions de vie d’une partie importante de la population. Il n’existe ainsi pas de salaire minimum et les réformes mises en place ont conduit à un véritable dumping social.

 

Jusqu’à récemment, l’Allemagne a été plutôt connue en Europe comme un pays à « hauts salaires ». Même si toute chose est relative, il est vrai que les Facharbeiter - travailleurs hautement qualifiés - ont été et sont toujours comparativement bien rémunérés, par rapport à ce qui a cours dans d’autres pays européens. Cependant ce tableau est largement trompeur. Ce que le public ignore, en bonne partie, c’est que l’Allemagne est en même temps un pays à bas salaires. Aujourd’hui, 1, 2 million de salariéEs gagnent ainsi moins de cinq euros brut de l’heure de travail ; et 2, 4 millions perçoivent un salaire horaire brut compris entre 5 et 7, 50 euros. Ainsi, il existe des catégories d’employéEs, dans des secteurs tels que la sécurité, certains services à la personne ou le nettoyage, qui touchent des salaires bien inférieurs au Smic français.

 

Une tradition de négociation

 

Cette situation est due, d’abord, à l’absence totale de garantie minimale en matière salariale, comparable au Smic français ou au « minimum wage » britannique par exemple. Il n’existe, en Allemagne, aucun salaire minimum légal interprofessionnel. Jusqu’à très récemment, les organisations syndicales – en leur immense majorité affiliées à la confédération, le DGB – n’en voulaient d’ailleurs pas. Elles avaient peur, en effet, que la fixation d’un salaire minimum par le législateur puisse « miner » leur pouvoir de négociation, une prérogative jalousement gardée.

Historiquement, les pouvoirs publics allemands ont fait le choix, après la Seconde Guerre mondiale, de déléguer une large partie de l’« aménagement des conditions économiques et sociales » aux organisations syndicales et patronales. Ainsi est-il prévu par la « Loi fondamentale »1 que des organisations professionnelles, représentant les salariés et les employeurs, peuvent librement se former. La politique et la jurisprudence ont considéré par la suite que ceci fournissait la base à une large « auto-nomie conventionnelle » (« Tarifautonomie »), les organisations syndicales et patronales se mettant d’accord sur l’évolution salariale et d’autres thèmes sans que le législateur ne s’en mêle. Pour la classe politique, ce système présente un énorme avantage : de larges pans de la politique sociale échappent ainsi au débat parlementaire, et les décideurs politiques n’en apparaissent pas comme responsables. Les règles applicables à une large partie des relations de travail apparaissaient comme le résultat « naturel », « apolitique », d’une négociation entre « experts », syndicaux et patronaux. Et c’était aux négociateurs (souvent des professionnels spécialistes) de justifier ces résultats « dans leur propre camp ». Tout cela semblait donc étranger à la politique.

Ce système fonctionne tant que sa stabilité est garantie, entre autres, par la « responsabilité » des principaux acteurs. Avec un syndicalisme « génétiquement » orienté vers la négociation, plutôt que vers la lutte, cela semblait assuré. (En France, les dirigeants de la CFDT ont longtemps rêvé d’un système similaire, ce qui les a conduits à accepter quasiment tout résultat d’une négociation avec le patronat, la négociation étant perçue comme une valeur en soi. Sous le second mandat de Jacques Chirac, une partie de la droite modérée française a elle aussi rêvé d’une autonomie accrue des partenaires sociaux).

 

Les trous noirs de la cogestion

 

Ces dernières années, ce système a montré ses effets pervers, conduisant à l’absence de tout filet de sécurité pour bon nombre de salariéEs. Ce n’est pas seulement le cas dans des entreprises échappant à l’application de toute règle collective. Précisons qu’en 2006, au total, 57 % des salariéEs en Allemagne de l’Ouest et 41 % en ex-Allemagne de l’Est travaillaient dans des entreprises auxquelles s’appliquait une grille conventionnelle ; dans les autres, les salaires étaient fixés individuellement par le contrat de travail. Mais même là où il existe des « contrats tarifaires » (équivalent des conventions collectives françaises), la situation n’est parfois guère meilleure.

Ainsi certains de ces « contrats tarifaires » prévoient des salaires extrêmement bas, voire indécents. En Thuringe, des employéEs de la sécurité et du gardiennage, travaillant par exemple pour la sécurisation des réunions publiques, sont officiellement rémunéréEs à hauteur de 4, 38 euros brut de l’heure. Les pouvoirs publics ne sont pas en reste : en 2004/2005, le Land de Saxe faisait garder le siège du gouvernement régional par des employés de sécurité rémunérés 2, 50 euros de l’heure… Les exemples les plus extrêmes se trouvent souvent dans l’ancienne RDA, comme dans les régions de Thuringe et Saxe, où certaines rémunérations sont tellement basses que des AllemandEs de ces régions vont chercher du travail dans les zones frontalières de la République tchèque voisine.

L’impasse des organisations syndicales, donnant parfois leur consentement à des conventions au contenu scandaleux, s’explique par plusieurs facteurs. Premièrement, une partie des organisations syndicales avaient longtemps fait le choix stratégique de se concentrer sur un « cœur de clientèle » formé par des salariéEs hautement qualifiéEs, pouvant négocier leurs rémunérations (individuellement ou collectivement) et donc verser des cotisations syndicales substantielles. Les puissantes fédérations de la métallurgie et de la chimie, IG Metall et IG BCE, ont longtemps fait la sourde oreille aux revendications portant sur la création d’un salaire minimum. Cet objectif a d’abord été porté par des fédérations syndicales implantées dans des secteurs tels que les services (fédération Verdi) ou les hôtels - cafés - restaurants (NGG), où les bas salaires étaient déjà nombreux.

 

Aujourd’hui, ce débat est largement dépassé, puisque même une partie de la droite politique a acté le principe de la nécessité de salaires minimums légaux. Cependant, la discussion au sein de la coalition de droite au pouvoir porte plutôt sur la question de savoir s’il faut introduire des salaires minimums par branche ou, au contraire, à l’échelle fédérale. La chancelière Angela Merkel vient de se prononcer, début novembre 2011, pour la première solution. Sa ministre du Travail, Ursula van der Leyen (CDU), a opté au contraire pour la seconde. En attendant, il existe maintenant une dizaine de salaires minimums de branche – grâce à un système qui ressemble à l’« extension » d’une convention collective en droit français –, sur environ 500 branches au total.

 

L’apport du SPD et des Verts à la casse sociale

 

Par ailleurs, l’existence de salaires extrêmement bas a été favorisée ces dernières années à la fois par le chômage de masse et par les politiques de « réforme » néolibérale du marché du travail. L’une des spécificités du cas allemand consiste d’ailleurs dans le fait que c’est un gouvernement du SPD et des Verts, sous le chancelier Gerhard Schröder, qui a introduit cette casse sociale généralisée à partir de 2001. Cela a été le fait des quatre lois portant le titre de « Hartz i, ii, iii et iv »2, entrées en vigueur en 2003, 2004 et 2005.

 

En dehors de la création d’un statut baptisé « mini-job », sur la base d’une rémunération de 400 euros pour un travail à temps partiel (et dont les cotisations sociales sont réduites à un forfait de 10 % à l’époque, devenu 11 % depuis), ces lois ont surtout « réformé » de fond en comble l’assurance chômage. L’ancien système d’indemnisation du chômage a ainsi été fusionné, par la loi « Hartz iv », depuis le 1er janvier 2005 avec l’ancienne Aide sociale (Sozialhilfe). Ce qui fait que toute personne privée d’emploi change, désormais, de statut au bout d’un an. Après douze mois de chômage indemnisé sur la base des cotisations versées, la personne devient allocataire d’une forme d’aide sociale plafonnée à un peu plus de 400 euros par personne (sans charge de famille) à laquelle s’ajoute une allocation logement. Cette allocation est conditionnée : la personne doit prouver qu’elle est sans ressources, qu’elle ne possède pas d’économies, qu’elle ne peut pas être prise en charge par sa famille ni par la personne vivant avec elle (des colo-cataires doivent prouver devant l’Agence d’emploi qu’ils ne forment pas en réalité un couple), et qu’elle est disponible pour la recherche d’un emploi. Les exigences sont les mêmes, que l’assuréE ait cotisé pendant deux ans ou pendant 40 ans !

 

Ce système a largement cassé le statut des salariéEs et renforcé d’autant la peur du chômage. Le nouveau statut du chômeur est complété par la possibilité de combiner l’allocation avec des heures de travail rémunérées au taux d’un euro, les désormais fameux « jobs à un euro ». Dans certains secteurs, ces derniers sont depuis plusieurs années utilisés pour pourvoir des emplois qui, autrement, devraient être occupés par des salariéEs « ordinaires ». Y compris, maintenant, dans certaines écoles qui recrutent dans ce réservoir des enseignants « bouche-trou » pour remplacer des professeurs absentEs.

 

1. Cf article 9, alinéa 3 de la Loi fondamentale, qui est le texte constitutionnel adopté en 1949 en Allemagne fédérale, alors considéré comme provisoire.

 

Du nom de l’ancien DRH des usines automobiles Volkswagen, Peter Hartz, qui a présidé la commission chargée d’élaborer la « réforme ».

Publié dans International...

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