L’Egypte entre deux eaux...

Publié le par NPA 06 Ouest

L’Université du Caire, fermée pendant ces dernières semaines, a repris depuis deux jours ce lundi. C’est un campus gigantesque fréquenté par les jeunes qui ont été au cœur de la révolution. Devant le département d’anglais, Nagham nous explique qu’elle a participé au mouvement à partir de la deuxième manifestation. A la fin de notre entretien elle nous dit que, mis à part le remplacement de la police par des vigiles privés aux portes de la fac, rien n’a changé et que le campus est calme. Elle nous dit aussi sa confiance totale dans l’armée. Comme elle, une autre étudiante nous dit que ce qui est nécessaire désormais c’est de commencer par se comporter mieux et qu’il faut faire redémarrer le pays. Pourtant alors que nous nous déplaçons d’une centaine de mètres, devant le bâtiment de communication, une centaine d’étudiant-e-s sont rassemblé-e-s, crient des slogans et occupent les lieux avec banderoles et tentes. Ils et surtout elles exigent la démission du directeur du département qui était lié avec Moubarak. Une étudiante nous explique de manière véhémente que virer Moubarak n’est pas suffisant, c’est tout son système dont il faut se débarrasser.

 

C’est à l’image de la situation paradoxale en Egypte désormais, alors que l’unanimisme de la première phase de la révolution laisse place à de nombreuses discussions et à une tentative de reprise en main par l’armée.

Plusieurs militant-e-s parlent d’une véritable explosion de grèves. Même les travailleurs du zoo et les clowns se sont mis en grève contre leurs chefs et pour une amélioration de leurs conditions de travail ! Partout on discute politique : dans les cafés, dans les transports, dans les quartiers ; des dizaines de groupes se forment et organisent des conférences sur la réforme constitutionnelle, la transition démocratique, quel modèle économique et politique adopter. Sameh, militant de longue date, nous dit dans un large sourire combien ce qui se passe était tout simplement inimaginable il y a peu. Alors que le simple fait de se réunir était impossible, des comités de quartier réunissent désormais des centaines de personnes pour discuter dans la rue et cherchent à organiser les revendications des habitants, y compris des plus pauvres.

 

Personne n’arrive à recenser toutes les manifestations. Ce dimanche, devant le parlement une manifestation pour la libération des prisonniers croise une manifestation pour les handicapés.

 

Des nouveaux syndicats se créent dans plusieurs secteurs, conducteurs de bus, postiers, industrie textile, travailleurs du cuir et technicien-ne-s des hôpitaux. Des comités populaires se développent sur les quartiers souvent initiés par des jeunes qui étaient sur la place emblématique au centre du Caire dans la première phase. Yasser nous explique que cette phase est dépassée, il s’agit maintenant « d’amener Tahrir dans les quartiers ».

 

Il existe pourtant une autre face, bien plus inquiétante de la situation. Il y a une semaine l’armée a vidé les irréductibles de la place Tahrir avec 150 arrestations et des cas de torture. Une campagne de presse relayée par le nouveau gouvernement dénonce les grèves qui sont un obstacle au redémarrage du pays. De jour en jour le couvre-feu se renforce dans le centre du Caire. Même la police détestée a fait sa réapparition. Tout cela s’appuie sur un désordre dont tout laisse à penser qu’il est organisé. Une église copte a brûlé, des armes circulent. Du coup cette aspiration au retour à l’ordre trouve un écho dans une partie de la population. Cela s’appuie aussi sur une confiance répandue dans la société égyptienne envers une armée qui n’a pas tourné ses armes contre la population lors de la révolution. Vendredi dernier nous avons assisté à ce spectacle étonnant d’une manifestation sur la place Tahrir défendant l’unité entre coptes et musulmans où la foule a acclamé le responsable militaire de la région du Caire. Les quelques jeunes qui protestaient étaient marginalisés. En même temps la foule criait des slogans contre les forces de la sécurité politique, exigeant leur démantèlement complet.

 

Cela produit des différenciations au sein du mouvement. Alors que le Conseil suprême des Forces armées organise un referendum le samedi 19 mars sur quelques amendements à la constitution, la plupart des forces du mouvement le refusent et exigent un processus pour une nouvelle constitution. La manifestation du vendredi 18 mars doit exprimer ce refus. Rien ne laisse penser qu’elle sera importante car la direction des Frères musulmans n’appelle pas à cette manifestation et soutient le vote. Mais même au sein des Frères musulmans des dissensions se développent, notamment chez les jeunes.

 

Sur la question des grèves en cours la différenciation est beaucoup plus tranchée. La plupart des forces du mouvement s’opposent aux grèves. Ce qui compte pour elles est de reprendre le travail pour relancer l’économie. Les grévistes sont accusés de diviser la nation dans une période où il faut au contraire l’unité du peuple. Seules les forces les plus à gauche soutiennent les grèves. Comme nous le dit Tammer la question n’est pas idéologique, elle est devenue directement concrète : c’est désormais la classe ouvrière qui peut mener le processus en avant, en lien avec les comités des quartiers les plus populaires et les plus militants.

 

Car c’est désormais la question sociale qui va faire resurgir toutes les questions politiques. Ahmad nous invite dans ce qui a peut-être été il y a des années un beau petit commerce de parfums. Aujourd’hui ça ne ressemble plus à grand-chose. Sur les étagères sales ne restent que quelques flacons poussiéreux, certains cassés. Il nous dit que pour lui la seule question importante c’est qu’il faut augmenter les salaires et baisser les prix parce que les pauvres ne peuvent plus faire vivre leur famille. Il n’a pas d’opinion sur le nouveau gouvernement ou l’armée mais veut que les conditions de vie s’améliorent dans les mois qui viennent.

 

L’avenir n’est pas joué. Les groupes de la gauche radicale mettent toutes leurs forces dans le développement d’organisations de base dans les quartiers populaires et dans les lieux de travail. Elles insistent sur l’erreur qu’il y aurait à vouloir plaquer des modèles tout faits et sur la nécessité de s’appuyer sur le processus tel qu’il est constamment en train de s’inventer.

 

Ce qui a fondamentalement changé c’est la confiance et la conviction largement partagée que tout retour en arrière est impossible. Quand des soldats entrent dans un café pour imposer le respect du couvre- feu, un vieil homme se lève et proteste violemment.

Yayhia nous explique que la révolution est partout et profonde parce que ce sont 12, 15 peut-être 20 millions d’Egyptien-ne-s qui se sont mis en mouvement et que, pour l’instant du moins, personne ne peut prétendre contrôler cela, même pas l’armée.

 

Cédric Piktoroff, Mélanie Souad et Denis Godard.

Publié dans International...

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