L’équation chinoise...

Publié le par NPA 06 Ouest

Entretien avec Gilbert Achcar, professeur à l’Ecole des études orientales et africaines de l’Université de Londres (SOAS).

 

Jacques Le Dauphin – Comment apprécier la montée en puissance de la Chine, positivement ou négativement ?

 

Gilbert Achcar – Cela dépend du point de vue auquel on se place. La montée en puissance de la Chine sera appréciée de manière différente selon si l’on se place du point de vue des Etats-Unis, de l’Europe, ou du tiers-monde. Elle prendra une signification différente selon la perspective adoptée, économique ou politico-militaire. D’un point de vue anti-impérialiste, on peut dire que la montée en puissance de la Chine, dans la mesure où elle contribue à rééquilibrer un monde devenu unipolaire après la chute de l’URSS, est indéniablement positive. Du point de vue économique, la Chine, de par son poids devenu considérable dans l’économie mondiale, joue un rôle incontestablement positif. On a pu le vérifier encore une fois lors de la dernière crise économique mondiale. La grande question est de savoir si cette montée en puissance de la Chine est susceptible d’exacerber une dynamique de guerre froide qui existe déjà, mais qui pourrait s’envenimer et déboucher sur de fortes tensions politiques et militaires dangereuses pour l’humanité.

 

Certains experts envisagent pour 2025 un croisement des courbes économiques américaines et chinoises. N’y a-t-il pas un risque de guerre froide et d’affrontement ?

 

Certains prévoient le croisement même plus tôt que cela. L’économie chinoise a renoué en 2010 avec un taux de croissance très élevé, de près de 10%, provoquant une nouvelle crainte de surchauffe. Si cette croissance forte perdure, le croisement pourrait donc avoir lieu très bientôt. On voit à ce sujet, côté occidental, une certaine angoisse, celle de voir – pour la première fois depuis l’émergence du capitalisme industriel – un pays relevant d’un système politique différent de celui des démocraties occidentales devenir la première économie mondiale. C’est quelque chose de tout à fait nouveau, dans un monde où ce statut était dévolu à la Grande-Bretagne au 19e siècle et aux Etats-Unis depuis lors et jusqu’à ce jour.

 

Est-ce que cette montée en puissance de la Chine implique automatiquement un risque de guerre froide ? Dans la perspective qu’on appelle structuraliste en relations internationales, la montée d’une nouvelle puissance crée inévitablement une tension avec la puissance qui existe dans le cadre de rapports de puissance conçus comme « jeu à somme nulle ». Je pense toutefois qu’il ne s’agit pas d’une fatalité structurelle, mais d’une décision politique. En dernière analyse, ce qui est déterminant, c’est l’attitude adoptée par la puissance du moment, à savoir les Etats-Unis. L’attitude de Washington est déterminante : elle l’a été jusqu’ici, et elle l’est de manière accrue. Les Etats-Unis, aujourd’hui comme hier, tentent de contrecarrer cette montée de la Chine. Ils ont mis en place ce qui est perçu, vu de Pékin, comme un encerclement stratégique. S’ils maintiennent ce comportement, la dynamique de guerre froide, qui existe déjà, va certainement s’envenimer. J’avais intitulé « La nouvelle guerre froide » mon livre de 1999, paru juste après la guerre du Kosovo. Cette formule de « nouvelle guerre froide » désignait les tensions croissantes entre Moscou et Pékin d’une part, et Washington de l’autre. L’évolution de la situation internationale me semble avoir confirmé ce pronostic sur la tendance de relations politico-militaires entre ces puissances. Avec ce qu’on a appelé le « moment unipolaire », le triomphalisme des Etats-Unis a inspiré une politique hégémonique non plus seulement envers les vassaux traditionnels de Washington, mais également envers Moscou et Pékin, et cela non seulement sous l’administration de George W. Bush, mais depuis les années 1990-91. La gestion de cette politique impériale par George W. Bush s’est soldée par le bilan désastreux que l’on sait, mettant en cause la crédibilité même des Etats-Unis en tant qu’« hyperpuissance ».

 

La crise économique a encore renforcé cette baisse de prestige. Aujourd’hui Washington procède à un réexamen de sa politique, avec une administration Obama encline à adopter à l’égard de Moscou et de Pékin une attitude plus conciliante. A terme, soit Washington parvient dans l’intérêt du monde entier, comme dans celui de la population des Etats-Unis, à s’accommoder d’un modus vivendi international sur la base des institutions collectives, de l’ONU et du droit international, et la dynamique de guerre froide pourrait être enrayée ; soit Washington, notamment après un changement d’équipe au sommet (qui est possible à court terme), continue de mener une politique agressive sur les pourtours de la Chine et de la Russie, auquel cas il est évident que la dynamique de guerre froide va s’intensifier.

Pour l’instant, la Chine est loin de la parité avec les Etats-Unis sur le plan militaire. Ces derniers demeurent la première puissance militaire mondiale, et de loin, dépensant à eux seuls dans ce domaine l’équivalent de ce que dépense le reste du monde. Les dépenses militaires chinoises sont très modestes en comparaison des dépenses militaires américaines. Elles progressent rapidement néanmoins, en parallèle avec la position économique de la Chine. A cet égard, c’est le volume global du PIB qui est déterminant, et non le PIB par habitant sur le plan duquel la Chine restera encore longtemps loin des Etats-Unis. Les dépenses militaires états-uniennes sont à hauteur de près de 5% du PIB, ce qui est énorme. Avec un PIB chinois qui tend à rattraper, et bientôt dépasser celui des Etats-Unis, Pékin pourra augmenter ses dépenses militaires jusqu’à l’équivalent de celles de Washington, voire au-delà. Une nouvelle course aux armements planétaire augmenterait considérablement le volume déjà énorme des dépenses militaires mondiales au détriment du développement et du bien-être des populations, sans oublier que l’on n’accumule pas des armements sans que cela ne conduise à des guerres directes ou par procuration dans un climat de confrontation tel que celui qui opposa les Etats-Unis et l’URSS.

 

Une volonté hégémonique chinoise serait-elle réalisable, au-delà d’un simple rééquilibrage avec les Etats-Unis ?

 

La première question qu’il faut se poser est de savoir s’il y a bien une volonté hégémonique chinoise. Evidemment pour les faucons du monde occidental, cette volonté est donnée comme un postulat de départ. Mais si l’on observe de manière plus neutre, plus objective, le comportement chinois, on ne trouve pas vraiment de quoi étayer une telle caractérisation. Certes le comportement de la Chine inclut une logique d’expansion économique imparable, au sens que le dynamisme de son économie, de ses exportations, la dote d’une immense réserve monétaire. Et elle a besoin de faire fructifier cette réserve, non plus – ou de moins en moins –en acquérant des bons du trésor américain, comme elle l’a fait à grande échelle ces dernières années. La Chine, en effet, a subventionné le déficit du budget américain. Elle a donc, en quelque sorte, subventionné l’armement et les guerres des Etats-Unis. Les réserves en devises de Pékin frôlent aujourd’hui les 3000 milliards de dollars, ce qui est gigantesque.

 

La Chine fait aujourd’hui ce qu’ont fait les économies capitalistes à la fin du XIXe siècle, dans leur mutation « impérialiste ». Comme elle a énormément d’argent à placer, elle ne se contente plus d’exporter des marchandises, mais exporte de plus en plus des capitaux, que ce soit vers des pays en voie de développement ou vers des économies occidentales, et propose même de renflouer des pays comme la Grèce et le Portugal. Elle espère en retour un meilleur accès aux marchés internationaux, le développement des échanges, l’accès privilégié aux matières premières, et l’influence politique qui va avec. Les prêts d’aide au développement prodigués par la Chine dépassent aujourd’hui ceux de la Banque Mondiale. Sur le plan militaire toutefois, cela ne se traduit pas, ou pas encore, à la manière de l’impérialisme de la fin du XIXe siècle, par le militarisme et une politique de la canonnière visant à étendre une domination politico-militaire. Il n’y a pas encore dans l’attitude de la Chine quelque chose de comparable. Les priorités chinoises en matière militaire sont essentiellement de nature défensive : l’obsession de la Chine aujourd’hui, c’est l’encerclement américain. Les Etats-Unis contrôlent les sources d’énergie de la Chine, notamment le Moyen-Orient dont la Chine est beaucoup plus dépendante pour son pétrole que ne le sont les Etats-Unis. C’est un paradoxe frappant que la Chine soit le principal client du royaume saoudien, protectorat américain sur le plan politico-militaire.

 

Les Etats-Unis ont la main sur une majeure partie des robinets de pétrole qui alimentent la Chine. Ils contrôlent les voies de passage maritime du commerce chinois. Cela, évidemment, préoccupe Pékin.

 

La Chine est entourée de bases militaires américaines, de l’Asie centrale et l’Afghanistan jusqu’au Japon. Elle craint que les Etats-Unis ne cherchent à compenser ou ralentir leur perte de suprématie économique par des brimades économiques ou autres s’appuyant sur leur suprématie militaire. Le chantage américain pourrait ainsi porter sur les sources d’énergie, sur le commerce, et sur nombre d’autres aspects (technologie, etc.). Sur le plan de la force navale, les Etats-Unis disposent d’une énorme force de projection : ils possèdent onze porte-avions, alors que la Chine n’en a aucun. La force navale américaine est une force de projection de puissance. Ce n’est pas le cas pour celle de la Chine dont la logique est défensive. Les Chinois développent leur flotte de sous-marins, qui est l’arme navale dans laquelle ils se rapprochent le plus de la parité, du moins sur le plan quantitatif, avec ce qu’ont les Etats-Unis. Ils sont en train de développer un missile balistique sol-mer contre les porte-avions états-uniens. C’est une façon pour eux de parer à la domination navale américaine.

 

J’en reviens au point de départ de mon propos : la balle est dans le camp des Etats-Unis, et ces derniers sont encore en mesure de « façonner le monde » comme ils l’affirmaient dans leurs documents stratégiques des années 1990. Ils ont encore l’initiative ; ce sont eux qui, jusqu’à présent, fixent les règles du jeu. Soit ils optent pour une nouvelle attitude, en comprenant que le « moment unipolaire » n’était bien qu’un « moment » éphémère, et qu’il convient de construire un cadre de relations internationales pacifiques sur la base d’institutions collectives, avec des règles du jeu valables pour tous. Soit ils poursuivent leur tentative insensée d’empêcher toute émergence de pair stratégique. Dans ce dernier cas, la dynamique de guerre froide ne pourra que s’aggraver et même dégénérer.

 

Les Européens ne peuvent-ils pas entretenir des relations plus étroites avec la Chine, ce qui pourrait permettre de desserrer l’emprise des Etats-Unis ?

 

C’est en tout cas ce que souhaite Pékin. Son intervention pour contribuer à renflouer l’euro fait partie de sa volonté de promouvoir un monde multipolaire, un souhait que partage Moscou. La multipolarité stratégique passe par la multipolarité économique. La monnaie chinoise est en train d’entamer sa mutation en devise internationale. Cette approche économique montre les bonnes dispositions de Pékin envers l’Europe, et son désir de développer avec elle un partenariat fondé sur des intérêts mutuels. C’est à l’Europe de savoir saisir cette main tendue. Cela implique de remettre en cause son alignement derrière les Etats-Unis, qui dure depuis des décennies. L’Europe pourrait tourner la page de cet alignement derrière Washington, et comprendre qu’une autre politique s’impose afin de construire un 21e siècle qui ne saurait être un « nouveau siècle américain ». C’est une question de choix politique, car il n’y a pas d’automatisme structurel. Nous sommes toutes et tous directement concernés.

 

Propos recueillis par Jacques Le Dauphin

Publié dans International...

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